Football et féminisme : anatomie d’un double standard policier #Paris
À Paris, d’une manifestation à l’autre, la présence policière ne signifie pas la même chose. D’un côté, des mouvements sociaux encerclés, gazés, dispersés. De l’autre, des foules sportives bruyantes, parfois destructrices, mais rarement inquiétées. Ce contraste n’est pas accidentel. Il mérite d’être observé à la loupe, à travers l’histoire, la sociologie, et les logiques profondes du maintien de l’ordre dans une démocratie en tension.
1. Traitement différencié des manifestations
a. Manifestations féministes et sociales
Des événements récents illustrent une réponse policière particulièrement sévère envers les mouvements sociaux et féministes :
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Le 7 mars 2020, lors d’une marche féministe nocturne à Paris, des manifestantes ont été encerclées (technique de la “nasse”), repoussées dans le métro et exposées à des gaz lacrymogènes, malgré une ambiance initialement calme.
👉 Le Figaro -
Le 1er mai 2019, une nasse policière a conduit des manifestants à chercher refuge dans l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, provoquant une controverse sur la proportionnalité de la réponse policière.
👉 Huffington Post -
Lors du mouvement contre la loi Travail en 2016, des manifestants ont subi des violences policières, notamment des tirs tendus de grenades lacrymogènes, des coups de matraque et des interpellations musclées.
👉 Wikipédia – Mouvement social 2016
b. Manifestations sportives
En contraste, certaines célébrations sportives, bien que marquées par des débordements, semblent bénéficier d’une tolérance relative :
- Le 31 mai 2025, après la victoire du PSG en Ligue des champions, des violences ont éclaté à Paris, notamment sur les Champs-Élysées. Bien que des interpellations aient eu lieu, la réponse policière a été perçue comme moins agressive que lors de certaines manifestations sociales.
👉 Le Figaro
2. Analyses sociologiques et théoriques
a. Monopole de la violence légitime
Max Weber définit l’État comme l’entité revendiquant le monopole de la violence physique légitime sur un territoire donné. Cette légitimité repose sur l’acceptation par la population.
👉 Wikipédia – Monopole de la violence légitime
b. Violence symbolique
Pierre Bourdieu introduit la notion de violence symbolique, une forme de domination dans laquelle les dominés intègrent inconsciemment les normes imposées par les dominants.
👉 Wikipédia – La Reproduction
c. Cycle provocation-répression-mobilisation
Ce concept désigne un mécanisme où la répression policière d’une manifestation provoque une mobilisation accrue, créant un cercle vicieux de tensions.
👉 Wikipédia – Cycle provocation-répression-mobilisation
3. Conclusion
L’analyse des réponses policières aux différentes manifestations à Paris suggère une approche différenciée et profondément politique : les mouvements sociaux, en particulier féministes ou anticapitalistes, sont fréquemment réprimés avec une intensité disproportionnée, tandis que les débordements liés au football, souvent pourtant plus destructeurs matériellement, bénéficient d’une relative tolérance ou d’une gestion plus “compréhensive”.
Ce contraste n’est pas simplement un dysfonctionnement de l’appareil sécuritaire, mais un reflet de la hiérarchie des violences acceptables dans l’espace public contemporain. Quand des corps manifestent leur colère contre l’ordre établi — pour revendiquer des droits, dénoncer des oppressions systémiques ou réclamer justice — ils sont perçus comme une menace directe à la stabilité du pouvoir. En revanche, les violences issues d’un excès de joie footballistique sont vues comme des débordements anecdotiques, voire folkloriques, même lorsqu’elles mettent en danger des biens publics ou des personnes.
Il ne s’agit pas ici de minimiser les violences dans les contextes sportifs, mais de questionner ce que l’État choisit de réprimer avec zèle, et ce qu’il tolère — voire ritualise — comme soupape légitime. Cette hiérarchisation est profondément enracinée dans les structures de pouvoir symbolique : ce que Bourdieu appellerait une gestion différenciée des “corps légitimes” dans l’espace public.
Les corps féminins, précaires, racisés, militants, sont plus facilement suspectés d’illégitimité lorsqu’ils se rassemblent, lorsqu’ils crient, lorsqu’ils exigent. Les supporters de foot, eux, bien que massifs et parfois violents, incarnent une forme d’expression populaire encadrée, dont l’explosion est acceptée car elle ne vise pas à renverser l’ordre, mais à le célébrer — même dans l’excès.
Cette gestion asymétrique révèle un usage stratégique du monopole de la violence légitime : non pas pour garantir une paix sociale équitable, mais pour maintenir un ordre social hiérarchisé, où les dominé·es doivent rester dociles, et où toute contestation doit être rendue coûteuse, dissuasive, ou invisible.
Il est urgent de ne plus voir ces événements comme des faits divers isolés, mais comme les manifestations visibles d’un ordre policier qui choisit ses ennemis et ses tolérances — et de les documenter, les interroger, les contester, à la lumière de l’histoire et des outils de la pensée critique.
4. Et si la question était ailleurs ?
Pourquoi l’appareil d’État — ministère de l’Intérieur en tête — s’emploie-t-il systématiquement à distinguer les “casseurs” des “supporters” lorsqu’il s’agit de débordements après un match de foot, mais englobe sans nuance les mouvements sociaux dans une rhétorique de violence généralisée ? Pourquoi les “incidents” sont-ils jugés anecdotiques dans un cas, et constitutifs dans l’autre ?
Chaque fois que des violences éclatent en marge d’une manifestation sociale, l’attention médiatique se détourne immédiatement des causes profondes de la mobilisation. La casse devient le seul objet du débat, reléguant les revendications sociales à l’arrière-plan, voire les disqualifiant totalement.
Mais dans les débordements festifs liés au football, l’élément de transgression est absorbé, pardonné, folklorisé. On parle de soupape. De passion. De débordement regrettable, mais compréhensible.
Alors la question se pose : pourquoi l’État tolère-t-il mieux la fureur de la victoire que la rage de l’injustice ?