Père, malgré moi. Confession d'un père en devenir.
Je suis devenu père sans choix, sans avoir pu jamais apprendre ce qu’était véritablement la responsabilité.
Dans un milieu qui ne m’enseignait rien d’autre que l’absence de consentement – élevé dans l’ombre d’une dérive sectaire où l’on ne parlait jamais de choix ni d’engagement – la décision de donner la vie m’a été imposée.
Le destin s’est inscrit à mon nom bien avant que j’aie pu comprendre, accepter ou même refuser, et la paternité s’est révélée comme une charge imposée, un rôle hérité d’une situation où l’on ne m’a pas laissé le temps de choisir.
À cet âge-là, j’étais pourtant en train de fuir. Intérieurement, je quittais la secte, ce monde qui m’avait vu naître mais qui ne m’avait jamais permis d’exister en dehors de ses dogmes.
Mais partir ne suffit pas toujours. J’étais encore plein d’arrogance, celle qu’on porte quand on ignore tout du risque, des responsabilités, de ce que signifie véritablement se prendre en main.
J’étais en train de devenir un homme, mais sans boussole, sans repères, sans cette transmission qui fait qu’un homme sait ce qu’il doit à lui-même et aux autres.
Alors, quand la réalité m’est tombée dessus, quand j’ai appris qu’un enfant grandissait déjà, j’ai compris que l’échappée était impossible.
Ce n’était plus une fuite, c’était un mur.
Un mur que je n’avais pas vu venir, parce que personne ne m’avait appris à regarder devant moi.
Un homme peut être père sans l’avoir choisi.
Il peut se réveiller un jour et apprendre que la vie a déjà décidé pour lui. Mais être père, ce n’est pas seulement avoir donné la vie. C’est une présence, une transmission. Ce que l’on donne. Ce que l’on reçoit.
Quand on n’a rien reçu, quand on ne sait même pas ce qu’est une famille, comment pourrait-on en bâtir une ?
Certains grandissent avec des racines solides. D’autres naissent sur du sable. Rien sous les pieds, rien au-dessus. Juste un vent qui souffle et qui emporte tout, une absence qui creuse le vide à l’intérieur.
Être père dans ces conditions, c’est comme tendre la main en espérant qu’elle se remplisse d’autre chose que de vent. C’est vouloir offrir ce que l’on n’a jamais eu, sans savoir d’où cela viendra.
On dit qu’un père transmet. Mais comment transmettre quand on ne possède rien ? Quand les mains sont vides, quand l’histoire commence non pas sur une page blanche, mais sur une feuille transparente ? On avance à tâtons, sans modèle, sans héritage, sans certitude. On doute. On échoue. On se relève.
Un homme sans racines peut-il en donner ? Peut-être que oui. Peut-être que non.
Peut-être qu’il apprend en même temps qu’il enseigne. Peut-être que le sol ne se trouve pas sous les pieds, mais dans l’effort de ne pas disparaître.
Peut-être que l’héritage, au final, c’est d’avoir essayé.
Seize ans plus tard… Je regarde derrière moi et je vois le temps perdu. Même pour des raisons valides, même en sachant que j’ai fait ce que j’ai pu, je ressens le regret. Le regret de l’absence, le regret de ne pas avoir été un meilleur père.
J’aurais dû faire mieux. Mais aurais-je pu ? Avec les conditions qui étaient les miennes, avec ce vide en héritage, avec cette route que j’ai dû apprendre à tracer seul ? Je n’en sais rien. Peut-être que oui. Peut-être que non.
Seize ans plus tard, il n’y a pourtant pas une fraction de seconde où je la regrette, elle. Elle est ma boussole, mon phare dans la nuit, l’être que je chéris le plus au monde. Parfois, je me demande si elle le sait, si elle comprend à quel point elle est essentielle. Seize ans plus tard, elle est déjà un bout de femme, et je fais face à sa découverte du monde, à sa liberté, à sa joie d’apprendre et de comprendre.
J’espère. J’espère qu’elle saura me pardonner mes absences, ces années où mes batailles juridiques ont pris le dessus sur tout, sur la vie, sur sa vie. J’ose croire qu’elle comprendra le vide d’où je venais, qu’elle saura voir que l’enfance qui a été la sienne est, malgré tout, celle que j’étais capable de lui offrir. Malgré moi. Malgré tout.
Seize ans plus tard, je réalise que l’on ne construit pas toujours sur des bases solides. Parfois, on avance sur un fil tendu au-dessus du vide, sans savoir si l’on va tomber. Mais on avance quand même. Et parfois, sans que l’on comprenne comment, quelque chose de beau naît de nos incertitudes, de nos maladresses, de nos doutes.
Je ne sais pas si j’ai été le père qu’elle méritait, mais je sais une chose : elle est devenue une jeune femme forte, curieuse, libre. Malgré mes absences, malgré mes combats, elle a grandi, elle a tracé son propre chemin. Peut-être que je n’ai pas su être un guide, peut-être que j’ai fait plus d’erreurs que je ne l’aurais voulu, mais si elle est là, aujourd’hui, lumineuse et pleine de vie, alors peut-être que, sans le savoir, sans le comprendre, c’est une réussite de la vie.
Et si j’ai encore des regrets, si le passé ne peut être réécrit, il me reste l’avenir. Seize ans plus tard, je suis toujours là. Moins perdu, plus ancré. Et prêt à avancer à ses côtés, autant qu’elle le voudra.
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