C’était à la fin de l’été, dans un lieu nommé Château de Soleil. Je vivais avec un groupe d’enfants, tous des garçons. Notre responsable éducatif était un Portugais qui n’avait aucune formation en pédagogie. Il nous battait, nous privait de nourriture, nous laissait dans le froid et appliquait des méthodes éducatives plus proches de l’armée que de l’éducation.

Un soir, il décida que je n’avais pas été sage au temple. J’avais alors 10 ou 11 ans. Comme punition, il m’envoya courir autour de l’air sacré, un cercle de pierres d’une trentaine de mètres de diamètre, en face du potager et du château, qui nous servait de temple, dortoir et salle à manger. Une sorte d’internat, mais inadapté pour des enfants.

C’était une nuit noire, comme seules certaines nuits peuvent l’être dans les montagnes. Pas une seule étoile, pas une seule lumière, il faisait noir comme dans un puits. Heureusement, c’était la fin de l’été. Je sortis du dortoir où nous avions nos lits superposés, terrifié à l’idée de rencontrer des sangliers sauvages, fréquents dans la région. Mais je n’avais pas le choix. Je savais que je serais surveillé, que je devrais prouver par mon regard, ma fatigue et mon attitude que je ne mentais pas, que j’avais bien couru autour de l’air sacré à 200 mètres du château.

Je longeai les murs du château, puis la clôture du potager. Après quelques minutes, perdu dans l’obscurité totale, je ne savais plus dans quelle direction me diriger. Pieds nus, en pyjama, je me sentais vulnérable, à la merci de mes peurs : la peur du noir, des énergies, de me blesser. Je m’accroupis et touchai le sol pour tenter de reconnaître le terrain et retrouver la route qui longeait le champ, espérant ainsi trouver le cercle de pierres.

C’est alors que je fus piqué au vif par un chardon. La douleur était intense et, en essayant de fuir cette zone infestée de chardons, je marchai sur un autre, puis encore un autre. Chaque saut de douleur m’éloignait davantage du sentier. Entre le potager et le cercle de pierres, je m’enfonçai plus profondément dans cet enfer épineux. Je me sentais comme un aveugle, propulsé d’un danger à un autre, sans savoir quelle nouvelle souffrance m’attendait à chaque pas.

Mes pieds étaient couverts de blessures, des épines de chardons s’enfonçant dans ma chair. Je ne sais combien de temps j’erré dans cette nuit d’épines. Finalement, je retrouvai la clôture électrifiée du potager et longeai la route jusqu’au château. Rampant et marchant tant bien que mal sur mes pieds blessés, j’atteignis enfin la porte du dortoir, épuisé, en larmes, les yeux rouges d’avoir tant crié et pleuré.

Mon état pitoyable attira l’attention de notre responsable éducatif. Ce soir-là, paradoxalement, mon bourreau fut gentil. Il s’occupa de mes pieds et de mes mains pour en retirer les épines. Je ne me souviens plus de la fin de cette nuit, seulement que je m’endormis et que les jours suivants, je fus un peu ménagé. On ne me punit pas immédiatement pour “n’avoir pas été sage au temple”.

Les chardons bleus sont une histoire de résistance. Ils poussent en terrain aride et malgré tout, parviennent à fleurir. On a beau les déraciner, ils repoussent, tenaces. Contrairement aux humains du Château de Soleil, qui trouvaient toujours un prétexte pour nous punir, invoquant le karma ou d’autres balivernes pour justifier leurs délires.